03/05/2025

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Tsai Ming-liang fait son cinéma

01/03/2015
Tsai Ming-liang sur la terrasse du café qu’il a ouvert à Taipei, au 4e étage du Hall Zhongshan. (CHUANG KUNG-JU / TAIWAN PANORAMA)
Tsai Ming-liang [蔡明亮] se souvient de ce jour, il y a une dizaine d’années, où il a vu pour la première fois dans les rues de Taipei une personne employée uniquement à tenir une pancarte publicitaire. Celle-ci vantait des voyages organisés. Avec la circulation sur la rue et la foule sur le trottoir, le porteur semblait presque englouti au point de devenir invisible, complètement effacé par la pancarte à laquelle il s’agrippait. La scène a profondément choqué le cinéaste.

Dix ans plus tard, dans son onzième film, Les chiens errants, le personnage joué par Lee Kang-sheng [李康生] est lui aussi un porteur de pancarte publicitaire. Son mariage est en lambeaux, il a perdu son travail et il a deux enfants qui vivent loin de la maison. En l’espace d’une scène très courte, toute la frustration et l’indignation sont montrées au point de transpercer l’écran, avec un point culminant lorsque Lee Kang-sheng scande « Une rivière remplie de rouge », un poème patriotique du 12e s. écrit par un général partant en guerre. En une seule scène, le contexte est planté et l’émotion est insoutenable.

Bien sûr, Les chiens errants ne se résume pas à l’histoire d’un homme au chômage. Le scénario n’est jamais un élément central des films de Tsai Ming-liang, et l’ambition de distraire le public encore moins. Les conventions de la réalisation dont font partie la création d’une ambiance musicale, la narration et le choix des rôles principaux en fonction d’un physique avantageux sont, dans les films du maître, systématiquement mises de côté, voire inexistantes.

Perplexité et réverbération

Dans le premier film du cinéaste, Les rebelles du dieu néon (1992), on trouve toutefois une trame dramatique dans un style qui le place à l’avant-garde du néoréalisme expérimental taiwanais. Le film décrit la mélancolie et la solitude des jeunes marginaux de Taipei. Dans Vive l’amour (1994) qui a gagné le Lion d’or au festival du film de Venise, par contre, Tsai Ming-liang ne fait dire à ses trois acteurs qu’une centaine de lignes de dialogue, multiplie les plans rapprochés et se passe d’intrigue et de bande musicale. Viennent ensuite la Rivière (1997), The Hole (1998), Et là-bas, quelle heure est-il ? (2001), Goodbye Dragon Inn (2003) et La saveur de la pastèque (2005) qui ont tous été récompensés par divers prix à l’occasion de nombreux festivals dans le monde. Avec ce profil international et cette bonne réputation, inutile pour lui de chercher des producteurs, ce sont eux au contraire qui viennent le chercher. Mais cela n’a pas toujours été le cas.

C’est grâce à son fidèle producteur, Vincent Wang [王琮], francophone et ardent défenseur des films du maître, avec lequel il a d’ailleurs racheté le vieux cinéma parisien Les 3 Luxembourg, qu’il a pu réaliser ses quatre premiers films, dont personne ne voulait. Leur collaboration a perduré, au-delà du succès, et les deux hommes sont complices.

En général, on dit des films de Tsai Ming-liang qu’ils sont difficiles. En effet, pour le spectateur qui ne peut admettre que les vingt premières minutes d’un long métrage se concentrent sur de longs silences, sur l’étude du jeu muet d’acteurs, ou que les six dernières minutes soient consacrées à montrer l’héroïne en train de pleurer devant un miroir, ou encore que de longs plans soient consacrés à une salle de cinéma vide dans laquelle se serait endormi un personnage secondaire de l’histoire, les films de Tsai Ming-liang sont à ranger dans la catégorie de l’absurde.

En 2009, le Louvre l’approche pour passer commande d’un film et lui offrir un accès total au musée. Produit en France, Visage réunit un casting prestigieux faisant référence à la « Nouvelle Vague » : Fanny Ardant, Jean-Pierre Léaud, Jeanne Moreau, Nathalie Baye et Laetitia Casta, sans oublier Lee Kang-sheng. Mais Visage frustre le public. A cette époque, Tsai Ming-liang décide de ne plus réaliser que des oeuvres censées aller dans les musées.

Le type de films qu’aime tourner Tsai Ming-liang requiert du spectateur une préparation culturelle et psychologique. C’est aussi pour cette raison que le réalisateur a accepté l’invitation de la maison d’édition taiwanaise Ink Publishing à écrire un cahier de notes. Dans celui-ci, il explique sa démarche dans Les chiens errants afin de donner des clés de lecture à un public qui s’étonne de ce réalisateur tournant des films aussi incompréhensibles et sans peur du flop au box-office.

Une porte fermée dans le noir

Qu’il soit derrière la caméra ou pas, Tsai Ming-liang fait preuve d’une sensibilité profonde et unique qui le range sans hésiter dans la catégorie des grands artistes.

Il est né en Malaisie et en conserve toujours le passeport. Son père, qui vendait des nouilles sur un stand de rue, était taciturne et sévère. Mais dès l’âge de trois ans, Tsai Ming-liang part vivre avec ses grands-parents maternels. Les deux se relayent pour l’amener voir des films. Son père le ramène manu militari à la maison après les mauvais bulletins que son fils a pris l’habitude de ramener de l’école. Tsai Ming-liang passe alors des heures assis sous la moustiquaire à imaginer des histoires de fuite sans fin dans les montagnes avec son grand-père. Il se souvient qu’il définissait tous les détails de ses fantasmagories et parfois, il trouvait celles-ci si émouvantes qu’il en pleurait tout seul.

Durant ses années de lycée, Tsai Ming-liang se lance dans l’écriture d’essais qu’il tente de publier. Il fonde un club de théâtre et écrit plusieurs scripts pour des émissions de radio. A l’âge de 20 ans, il arrive à Taipei pour étudier le cinéma à l’Université de la culture chinoise. Il passe son temps à regarder des films et il est familiarisé au concept de « théâtre vivant » par la réalisatrice Wang Shaudi [王小棣], dont la popularité a explosé notamment après Grand-mère et ses fantômes (1997). Née en 1953 et considérée comme l’un des maîtres de la télévision taiwanaise, elle a produit un nombre impressionnant de films, de documentaires et de séries télévisées.

Lors de ses années de fac, Tsai Ming-liang regarde Les 400 coups de François Truffaut. Il comprend alors subitement que l’homme est toujours engagé dans une conversation avec son environnement et sa ville. Ce que nous détestons abandonner par-dessous tout, dit-il, c’est bien une ville et un style de vie, et pas les personnes. Il adore la « puissance du cinéma », qu’il situe au-dessus de considérations liées à l’argent ou à la vanité. Pour lui, le film se conçoit comme un médium artistique qui offre aux spectateurs le reflet de leur propre vie.

Tsai Ming-liang n’a jamais eu peur de l’absence de reconnaissance. Lorsqu’il avait 25 ans, la troupe de théâtre dont il était membre-fondateur monte A Sealed Door in the Dark (1982), une pièce sans dialogues, l’une des premières à Taiwan à parler de l’homosexualité masculine.

Le bonze de la dynastie Tang est une pièce de théâtre représentant un éloge de la lenteur. (LIN MENG-SHAN / AIMABLE CRÉDIT DE HOMEGREEN FILMS)

Une plante rare et fragile

Le jour où, dans une salle de jeu vidéo, il rencontre Lee Kang-sheng, un jeune qui traîne sans intention de se présenter à l’examen d’entrée à l’université, il est séduit et lui fait faire ses débuts devant la caméra avec un téléfilm baptisé Boys (1991). Lee Kang-sheng sera ensuite à l’affiche des films du maître, depuis les Rebelles du dieu néon (1991) jusqu’au Chiens errants en passant par des pièces de théâtre comme Only You et Le bonze de la dynastie Tang. Dans le recueil de notes sur Les chiens errants, le chapitre le plus captivant retrace une discussion entre Lee Kang-sheng et Tsai Ming-liang.

« Pendant plus de 20 ans, c’est comme si j’avais nourri une variété de plante rare et fragile, la regardant grandir et se transformer depuis une petite graine en un grand arbre. Il est devenu indispensable et c’est vraiment extraordinaire », explique Tsai Ming-liang. Pour le réalisateur, le visage de Lee Kang-sheng se confond avec celui de son grand-père et de son père et avec les traces que laisse le temps qui passe. Avec ce visage dont il a fait l’icône de son style, le réalisateur a toujours cherché à briser les conventions et à laisser derrière lui les théories et tout ce que les cinéastes tentent d’appliquer trop consciencieusement.

« Je vois, et j’espère que vous aussi »

Les films de Tsai Ming-liang se caractérisent par deux éléments importants : la composition des images et l’unité de temps.

En général, le cinéaste tend à montrer ce qu’il voit dans la vie à travers des scènes réalistes avec des compositions relativement serrées. La vie est retranscrite en séquences ou non-séquences qui dépeignent les repas, les nuits, les moments d’absence, etc. Chaque action ou chaque attitude que perçoit Tsai Ming-liang est un morceau du puzzle de la vie qu’il se charge de mettre en cohérence. Le plus souvent, l’ensemble est fragmenté de manière non intentionnelle et implique un processus de lecture et de compréhension assez lent. C’est ce que voit Tsai Ming-liang : l’anxiété, l’obscurité, la cruauté, la désolation – et c’est ce que ses films montrent.

« Ce que je fais est très simple et j’espère que vous voyez ce que je vois et ce que j’expérimente. Mais je ne peux vous forcer à savoir ou comprendre quelque chose. C’est à vous de procéder à l’effort de connaissance et de compréhension. » Si une personne est capable de comprendre ce que le temps qui passe représente et de prendre le temps d’apprécier la lune dans le ciel, explique-t-il, alors une telle personne est capable d’apprécier ses films, comme on peut apprécier une peinture. Non pas comprendre mais apprécier.

T’attendre 20 ans

Si Les chiens errants se révèle vraiment être le dernier film de Tsai Ming-liang, Le bonze de la dynastie Tang, une pièce montrée à l’auditorium Guangfu du Hall Zhongshan, à Taipei, pourrait aussi être la dernière occasion pour le public de voir une de ses œuvres.

Depuis longtemps, Tsai Ming-liang voue une admiration à Xuanzang [玄奘], le moine bouddhiste qui voyagea de la Chine à l’Inde au 7e s., traversant le désert de Gobi pour ramener d’Inde les enseignements du Bouddha. Tsai Ming-liang voit dans cet exploit une forme de rebellion.

Déjà en 2011, le Centre national des Arts de la scène avait sollicité le cinéaste pour qu’il mette en scène des créations à un seul acteur. Pour Only You, il demanda à Lee Kang-sheng de jouer son propre rôle, celui de son père et celui de Xuanzang. Dans cette pièce, Lee Kang-sheng, vêtu de la robe safran des bonzes, traverse la scène en 17 minutes. Il marche seul, totalement pénétré par l’esprit du bonze, avec une lenteur extrême et en contraste total avec l’esprit de notre époque. En voyant le spectacle, Tsai Ming-liang avait les larmes aux yeux. « Pendant 20 ans, je t’ai attendu et j’ai attendu ce moment », confia-t-il alors.

La pièce a ensuite été jouée à Bruxelles et à Vienne. L’an dernier, Le bonze de la dynastie Tang, une variation sur ce même thème, a été monté pour la première fois au Festival des arts de Taipei. Alors que Lee Kang-sheng pénètre très lentement l’espace scénique, l’artiste Kao Jun-honn [高俊宏] produit des dessins au fusain sur de larges panneaux de papier blanc posés par terre. Sans dialogue ni intrigue, la pièce cherche à capturer l’esprit du moine. « La lenteur de Xuanzang est ce qui manque au monde d’aujourd’hui », a expliqué le metteur en scène à la presse.

Lorsque Tsai Ming-liang a demandé à Lee Kang-sheng ce qu’il pensait en traversant la scène, ce dernier lui a répondu : « Je récitais le Soutra du cœur ». La première fois que Tsai Ming-liang a lu le Soutra du cœur, c’était il y a bien longtemps. Récemment, il a souvent récité ou recopié le Soutra du diamant. Lorsqu’ils sont confrontés à la maladie ou à la mort, ou avant de monter dans un avion, les bouddhistes récitent des soutras pour calmer leur anxiété. Pour le cinéaste, cette idée a immédiatement été séduisante. « Les soutras renferment une traction karmique », dit-il. Progressivement, ils savent apporter la joie et s’ouvrent à la compréhension de l’esprit. Tsai Ming-liang ne les récite plus d’ailleurs. « Il n’y a rien à chercher parce que tout est illusoire. Bouddha nous dit justement qu’il ne dit rien. »

C’est un peu une idée qui décrit le cinéma de Tsai Ming-liang. Ses films disent tout et rien. Ils ne posent pas de questions et ne fournissent pas de réponses. Ils sont comme des fleurs qui se reflètent dans le miroir ou comme l’image de la lune sur la surface d’un lac la nuit. Ils ne sont que des projections de l’esprit de Tsai Ming-liang, une perspective qui satisfait pleinement le réalisateur. Il souhaite dire au public que s’il renonce réellement à faire des films, il ne faut pas penser qu’il a abandonné et le prendre en pitié parce qu’au contraire, il coule des jours heureux comme il l’entend. Si jamais un jour, il réalise un autre film, même un film commercial, il ne faudra pas croire qu’il se néglige, puisque sa démarche n’aura pas d’autre signification que son envie de filmer quelque chose.

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